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Publié par Loez | 14 Déc 2022 | Actualité, Loez, Reportages, Répression d’Etat
Özüm Vurgun est avocate et coprésidente de la branche d’Amed (Diyarbakır) de l’Association des juristes pour la liberté (ÖHD). Cela fait cinq ans qu’elle a pris la robe, abandonnant sa carrière d’ingénieure en électronique pour se consacrer à la défense des droits humains. Turque, elle a choisi de venir s’installer et agir à Amed. Candidate pour être députée du Parti démocratique des peuples (HDP), elle a aussi du affronter un jugement pour “appartenance à une organisation illégale”. Nous l’avons rencontrée en février 2022.
Quelle est la situation dans les prisons ?
Actuellement la situation des prisons est vraiment mauvaise. Dans des quartiers pour trois personnes, 16 personnes sont entassées. Imaginez le lieu sur deux étages. Une petite promenade, un dortoir à l’étage conçu pour 3 personnes. Elles dorment sur le sol même. Le surpeuplement est vrai aussi bien pour les politiques que droit commun. De plus en Turquie, des constructions de prison ne cesse pas.
En fait cela démontre quel État chaotique et sans droit est devenue la Turquie…
Notre problème principal est l’isolement. La torture, aussi. Lorsqu’on confisque les droits constitutionnels d’une personne, le droit à la santé, le droit à la vie, tout peut être fait. Un exemple, la prison de femmes à Diyarbakır. Plusieurs des prisonnières ont des masses cancéreuses à l’utérus et aux seins. Parmi elles il y a de très jeunes femmes. Normalement, les femmes peuvent se faire diagnostiquer relativement tôt en faisant des contrôles réguliers, dès leur jeune âge, et ainsi se faire soigner à temps. En prison, elles n’ont pas accès à tout cela. Même si elle le demandent, elles ne l’obtiennent pas.
Il y a des mères avec enfants de bas âge. Pour les enfants, c’est un environnement très difficile. On n’autorise pas aux enfants d’avoir des crayons de couleur, imaginez-vous ? Pour les livres de coloriage, les crayons sont donnés avec des horaires. Et toutes les couleurs en même temps. Si on donne le rouge, il n’y a pas le jaune, s’il y a le jaune, il n’y a pas le vert (ndlr : couleurs du drapeau kurde).
Dans la plupart des prisons à Diyarbakır, particulièrement celles de haute sécurité, des caméras sont placées dans les toilettes et salles de bain. C’est un problème plus important pour les femmes. Dans les prisons de femmes il y a des gardiennes. Mais les images de caméra sont visionnées par des hommes, qui sont les supérieurs.
En plus des problèmes de la vie ordinaire des prisons, il y a aussi ceux d’ordre juridique. Ce que nous appelons l’exécution des peines. Les gardiens, les administrations et les directeurs des prisons, intimident les prisonnier.es, — politiques ou de droit pénal, cela ne change pas — avec la menace de procès verbaux. En Turquie, en 2019, il y a eu une réforme carcérale. L’ancien règlement disait que si un prisonnier recevait trois sanctions disciplinaires importantes, comme une sanction d’isolement par exemple, “sa libération serait brûlée” (ndlr : expression en turque). Cela veut dire que la personne ne peut plus bénéficier d’une remise de peine. C’était un moyen de forcer les prisonniers à respecter les règles en prison.
Avec le nouveau règlement, le fait d’avoir eu des sanctions disciplinaires, d’isolement n’est plus un problème. Mais, le procureur de la prison, un gardien responsable, le psychologue de la prison, le médecin de la prison, qui ensemble composent le “conseil d’observation”, rencontrent le prisonnier en face à face, et lui demandent par exemple “regrettes-tu d’avoir commis ton crime ?”. Jamais un prisonnier politique ne dirait “je regrette”… Il répond alors “non”. Le conseil décide alors d’une “absence de bon comportement”, qui fera qu’il ne sera pas libéré.
C’est totalement arbitraire. Parce que ces gens, assis là, sont toujours ensembles, sont employés de l’État, ils ne peuvent prendre de décisions indépendantes. Le médecin, le psy n’ont aucune liberté. La perspective des procureurs est elle très clair. Le gardien responsable pense pareil que le procureur et les autres. Sans être méprisante, mais on peut poser la question, souvent diplômé seulement du collège, quel est son niveau de connaissance de la Loi ?
Les condamnés des Devlet Güvenlik Mahkemeleri (ndlr : cours de sûreté de l’État, actives de 1973 au 2004) ont souvent reçu des peines de 30 ans. La peine la plus lourde en Turquie c’est la “perpétuité incompressible” (ndlr : substitut de la peine de mort, depuis son abolition en 2004 en Turquie), pour le crime d’avoir “attenté à l’unité et l’intégrité de l’État”. Mais on peut cumuler. Par exemple si en plus de cela, vous avez tué un fonctionnaire d’État, vous êtes condamné à deux perpétuités incompressibles. Selon la loi, une personne condamnée à la “perpétuité incompressible”, reste en prison 36 ans. A la 30ème année, elle peut être libérée sous condition. Actuellement, les premier.es condamné.es à de telles peines doivent être libérés petit à petit. Certain.es sont libéré.es, aujourd’hui, cinq personnes ont retrouvé leur liberté par exemple.
Après 30 ans…
Oui après 30 ans. Mais pour la plupart, il ne se passe rien. Pour que les prisonnier.es puissent être libéré.es sous condition, iels doivent être déclaré.es de “bon comportement”. Le “conseil d’observation” est alors réuni. Celui-ci doit donner son feu vert. Mais comme iels n’arrivent pas obtenir ce statut, iels ne sont pas libéré.es. Dans un cas, “le bon comportement” d’un prisonnier condamné à 36 ans en de prison a été refusé et sa peine augmentée à 45 ans. C’est illégal. En fait, c’est lié au fait que le procureur ne connaisse pas la loi, il a donc pris une décision à la tête du client. Actuellement nous travaillons sur ce cas.
La plupart des condamnations sont “perpétuité incompressible”… Si un.e combattant.e de la guérilla est arrêté.e pendant des affrontements, “perpétuité incompressible”… Avec accumulation de plusieurs accusations, usage d’explosifs, détention d’armes etc… Il y a même des personnes condamnées à 150 ans…
Qui ne sortiront jamais.
Non…
Zehra Doğan, Prison n°5, Editions Delcourt
Comment la crise économique affecte-t-elle les prisonnier.es ?
Dans les prisons il existe une “cantine”. Les prisonnier.es font leur courses là bas. Cette cantine est toujours un peu plus chère que les épiciers et supermarchés de l’extérieur. De plus, il y a des quotas, on ne peut pas acheter autant qu’on veut. Actuellement, les prix sont extrêmement élevés. Durant la période de covid, l’eau de javel d’un litre se vendait à 60 LT, alors que le prix à l’extérieur était de 15 LT. Parfois ils ont refusé d’en vendre. Stocker, créer le besoin et la demande et vendre plus cher… Les cantines sont transformées en marché noir.
Également, pendant votre incarcération, vous recevez la facture d’électricité. La facture arrive à la prison et elle est partagée entre les prisonnier.es. Comme l’électricité a énormément augmenté, avant une facture d’électricité par personne faisait à peu près 15 LT, actuellement c’est 45, 50 LT. Et notez ceci aussi : lorsque vous êtes libéré.e, on vous demande de payer les repas consommés. Et ils envoient cette facture par la voie officielle, par huissier. Comme c’est un système de commune, tout est partagé, les frais sont divisés entre les prisonnier.es. Avant, un.e prisonnier.e utilisait mensuellement 50, 75 LT, aujourd’hui c’est 200, 250 LT… (ndlr : depuis le moment de l’interview, les prix ont encore augmenté).
Comment font les prisonniers qui n’ont pas de soutien financier ?
Parmi les prisonnier.es politiques, les camarades divisent les frais sans les prendre en compte. Celles et ceux dont les familles ont des moyens demandent de verser de l’argent sur le compte de leurs camarades. En fait, ne pas avoir d’argent en prison, c’est un problème, car l’administration peut vous menacer facilement, par exemple, d’un transfert forcé.
En fait c’est un système d’entraide. C’est un peu pareil chez les détenu.es de droit commun. Il n’y a aucune aide de l’État.
Les femmes ont besoin de serviettes hygiénique. Dans une épicerie, un paquet se serviette coute 20, 30 LT, or en cantinant c’est plus de 80 LT. Certaines femmes passent leur période de règles avec beaucoup de saignements et douleurs. Elles sont souvent obligées d’utiliser des couches pour bébés. L’administration leur retire les couches, en disant “il n’y a pas de bébé dans votre quartier”. C’est un problème de santé…
Zehra Doğan, Prison n°5. Editions Delcourt, p 28–29
L’État ne les leur donne pas ?
Non, ni serviette, ni tampon, ni autres produit. C’est vendu très très cher. Et cela pousse les femmes à des méthodes anciennes, comme utiliser les tissus des vieux vêtements, de les laver etc… Psychologiquement ce n’est pas facile non plus. Déjà pendant la menstruation on est plus sensible et vulnérable, et ce genre de problèmes viennent se rajouter.
Comment sont les repas ?
Immangeables. Par exemple à la prison de femmes de type D de Diyarbakır, une prison de haute sécurité, on a retrouvé dans la nourriture, des ongles, des cheveux, mais pas quelques cheveux, carrément des boules… des bouts de gants en plastique… Beaucoup de personnes ont du mal à manger, parce que cela donne la nausée… Les détenu.es essaient de faire des courses communes et préparer des repas ensemble, mais cela aussi, parfois c’est autorisé, parfois non.
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La crise économique touche aussi les familles à l’extérieur… Si la personne emprisonnée était dans la vie active, la famille est privée de son salaire. Non seulement le revenu baisse, mais les frais de la prison se rajoutent. En dehors des versements hebdomadaires ou mensuels pour les prisonnier.es, il y a aussi les frais générés pour les visites.
La plupart des prisonnier.es ne sont pas incarcéré.es dans la ville où se trouvent leur famille. Une personne dont la famille est à Diyarbakır, est en prison à Rize, dans la région de la Mer Noire, ou à Istanbul, à Edirne (ndlr : à l’autre bout du pays.) Ces personnes doivent se voir. Mais cela ne peut se faire que peut être une fois par an… Parce que la distance est trop grande, les frais trop lourds, les difficultés climatiques parfois… Pour certaines prisons, vous devez prendre l’avion, puis le car, parfois plusieurs cars. Parfois leur état de santé les empêche de faire une route si longue.
Les prisons turques sont parfois des lieux de production. Les prisonniers politiques peuvent-ils travailler ?
Celles et ceux qui sont condamné.es selon la loi TMK (ndlr : la loi anti-terrorisme), ne sont pas incarcéré.es pas dans des prisons “ouvertes”, organisées de façon à permettre un travail. Si vous êtes jugé selon cette loi, c’est à dire que vous êtes criminalisé par l’État, vous ne pouvez pas bénéficier de certaines choses en prison. Par exemple il y a la possibilité de communiquer avec les familles en vidéoconférence, durant 30 minutes par semaine. Iels n’ont pas l’obligation d’utiliser ce droit en une fois, mais en bénéficier par petits bout aussi. Mais, qui n’a pas droit d’utiliser ce moyen de communication ? Les prisonnier.es politiques, qu’iels viennent de la lutte kurde, ou des groupes de la gauche marginale ou encore des groupes religieux, comme FETÖ. Ils ne peuvent avoir le statut de travailleur, mais de toutes façons, iels ne le veulent pas, c’est un refus.
Nous soulignons sans cesse la volonté d’isolement des prisonnier.es politiques. Nous l’accentuons en nous concentrant sur Öcalan, mais en Turquie l’isolement est dans chaque prison, dans chaque cellule. Avant le covid, iels pouvaient se rassembler dans les espaces communs. Après l’épidémie cette possibilité a disparu. Iels ne peuvent pas sortir pour des activités sportives. En fait c’est un concept de “cellule”, vous êtes enfermé dans une cellule, avec vos camarades, depuis des années… Depuis la promenade, petite, entourée de murs, vous voyez juste un carré de ciel. La communication entre les prisonnier.es de différentes quartiers est physiquement impossible, seules les lettres sont autorisées.
Avec la crise économique, la correspondance est également devenue très difficile, une lettre nécessite 5 LT de timbre, y compris entre les quartiers. C’est absurde… Entre les quartiers d’une même prison, il faut passer par la poste.
Et les communications téléphoniques ?
C’est 200 LT par semaine.
C’est un commerce…
Oui, c’est un commerce. L’État fait des profits sur le dos des prisonier.es.
Années 80. Zehra Doğan, Prison n°5, Editions Delcourt, p 64–65
Vous avez connaissance de cas de torture ?
C’est arrivé juste au début de la pandémie de Covid. Dans la prison de type T n°3 de Diyarbakır, Nous avons reçu une requête concernant des tortures commises par trois gardiens nommés Cihan, Uğur et Üzeyir… La requête venait de la prison. Il s’agissait de falaka (ndlr : flagellation des pieds). Les plantes de ses pieds étaient bleuies, ses yeux ensanglantés, et lorsqu’il est venu me voir, du sang ruisselait de ses oreilles. Nous avons ouvert des procédures. Amnesty international a publié un appel d’action d’urgence à la Turquie. Il y a eu un non-lieu, tous les auteurs ce ces agissements, tous les gardiens sont restés impunis. Seules nos requêtes sont en cours, actuellement au tribunal constitutionnel.
Comme pour Mehmet Sıddık, les gardiens Cihan et Uğur ont torturé 8 prisonniers, dans un endroit sans caméras surnommé l’ ”aquarium”. Coquards aux yeux, la plupart ne pouvait plus marcher… Ils avaient écrasé la jambe d’un des prisonniers ayant une platine dans la jambe. Nous avons fait là aussi des requêtes.
Dans la plupart des établissements il y a la pratique de tortures. Avant il y avait de la torture psychologique. Maintenant c’est à un autre niveau, ça s’est transformé en tortures physiques. Lorsque vous allez à la prison de type T n°3 de Diyarbakır, vous entendez des prisonniers dire : “La nuit nous entendons des cris”. Parce qu’il y a des tortures en continu… Le directeur est le même depuis deux ans. Nous l’avons signalé, nous avons signalé les gardiens, nous n’avons rien obtenu, idem pour le procureur de la prison, aucun résultat.
On dit que lors des gardes-à-vue, les policiers exposent les prisonniers à de la musique à très fort volume…
Nous entendons également ce type de plaintes. Je ne l’ai pas entendu directement de mes clients, ou des clients de mes camarades. Mais lors des gardes-à-vue, les personnes subissent des violences très lourdes.
Un de mes clients a été menacé de violences sexuelles. Je voudrais en parler car cela doit être révélé. Un policier prend la tête de mon client entre ses jambes, comment dire, il est baissé sur les genoux… Il le menace tout en enlevant son pantalon. Il n’y a pas eu d’agression sexuelle, mais il y en a la menace. Il a été très perturbé psychologiquement. Lorsqu’on s’est rencontré la première fois, il ne pouvait même pas parler… Ce sont des choses qui arrivent très très souvent. Une de mes clientes, une combattante de guérilla… Elle avait sur elle des marques de bottes. Ils l’avaient déshabillée, couchée su sol, et ils lui avaient marché dessus…
Les services de sécurité c’est pareil. Un agent, pour menacer un de mes clients, a enlevé sa nièce, le bébé de trois ans de sa grande sœur. “Tu dois parler, tu dois nous informer, sinon elle mourra.…”
En Turquie, les zones de GAV et les prisons sont des lieux de tortures. Il n’y a aucun règle ni loi… Je voudrais dire qu’ils agissent comme des animaux, mais ce serait d’être injuste avec les animaux… Parce que je le sais, même les animaux ont leur propres règles.
Pour nous, et particulièrement dans la presse internationale, ce qui est le plus important c’est l’isolement d’Imrali. C’est notre sujet le plus sensible. Vous le savez, il n’est pas possible d’obtenir de visites. Seules les avocats ont pu accéder aux visites et c’était exceptionnellement une fois, après les grèves de la faim. Cet isolement est très important. Si il est levé, cela changerait beaucoup de choses dans d’autres prisons aussi.
Et comme j’en parlais un peu plus haut, les libérations “brûlées”… C’est une façon de punir… Vous savez, nous avons une cliente qu’on ne libère pas parce qu’elle a trop bien nettoyé le quartier. Pour avoir fait le ménage, elle n’est pas considérée comme “ayant eu un bon comportement”… Les prisonniers malades représentent un autre problème. Les prisons se transforment en cimetières.
Parlons des prisonnier.es malades justement…
Actuellement en Turquie, il existe autour de 650 prisonnier.es gravement malade. Lorsque je dis “grave”, je parle des malades de cancer, tuberculose, celles et ceux qui ne peuvent subvenir seul.es à leur besoins. En vous donnant ce chiffre je ne compte pas certaines maladies. Par exemple le reflux. C’est également une maladie, non? Elle nécessite des traitements, un régime alimentaire spécifique. Si on regarde plus largement, 1700, 1800 personnes qui doivent suivre des traitements en milieu hospitalier, qui sont sous régime spécial etc… Malgré tout cela, concernant les prisonniers malades, nous avocat.es, nous n’arrivons à faire fonctionner aucune des possibilités qu’offre la loi.
Mère Sise et Dersim emprisonnée avec sa mère… Zehra Doğan, Prison n°5, Editions Delcourt, p 103
Vous avez peut être entendu que deux prisonniers gravement malades sont décédés récemment. Un monsieur de 75 ans, emprisonné suite à une accusation d’appartenance à l’organisation fetö. En réalité la loi envoie la décision de maintien des prisonniers qui ont plus de 75 ans en incarcération, au Conseil de Médecine légale (ATK). Si la personne ne peut pas mener sa vie seule en prison, elle est libérée. Mais voilà, par exemple, Mehmet Emin Özkan a 87 ans, vous avez peut être vu les photos et vidéos, il ne peut marcher que si deux personnes lui prennent par les bras, et il est encore en prison, car l’ATK rend encore des décisions en disant qu’il “peut rester en prison”. C’est totalement illégal.
Aysel Tuğluk est un des dossiers les plus importants. Elle souffre de démence précoce. Et, dans son cas il y a deux choses. La mise en lumière du fait que les traumatismes dues aux tortures, et agressions subies, ressortent avec le temps, et son maintien en prison devient une torture continue. Par ailleurs, plus elle reste en prison, plus sa maladie s’aggrave. Le fait qu’elle ne soit pas libérée alors qu’elle est malade, est une violation de droit à la santé, de droit à la vie (ndlr : elle a finalement été libérée en octobre 2022, alors que son état de santé s’était dégradé).
L’ATK est un réel problème en Turquie. C’est une institution étatique. Et actuellement la structure du gouvernement en Turquie est comme une toile d’araignée. La toile d’araignée ne s’étend-elle pas, n’atteint-elle pas tout, ne colle-t-elle pas partout ? C’est comme ça. Et il y a la peur.
Dans la Turquie d’hier, où les coups d’Etat se suivaient, les années 1960, 1980, c’était encore différent. Par exemple, nous sommes deux personnes ayant des opinions différentes, nous nous opposons, nous nous disions à l’époque, “au pire je mourrai et ce sera terminé”. C’est à dire que nous prenions le risque de mourir. Maintenant si vous êtes inquiété, poursuivi, emprisonné, cela ne se termine pas là. Vos proches, votre cousin, cousin germain, même les proches les plus lointains sont touchés. Nous parlons de pression sociale, de pression de quartier… Ils vous forcent à ne pas vous organiser, ne pas réagir, ne pas penser, et ils font tout leur possible pour vous transformer en une personne “modèle” selon leur critère. Dans les prisons également, devant les tribunaux, c’est le même processus… Voilà le tableau de la Turquie actuelle.
Le repas. Zehra Doğan, Prison n°5, Editions Delcourt, p 33
Loin de toute justice donc ?
Nous avons une association de femmes, “Rosa Kadın Derneği” (ndlr : qui lutte contre les violences faites aux femmes). Ayşe Gökkan (ndlr : femme politique kurde d’importance majeure), ma cliente, en fait partie. Elle a pris 30 ans de prison… La décision n’a aucun fondement légal, aucun lien avec le Droit. Nous avons été molesté.es de nombreuses fois dans les salles d’audience, y compris lors de l’audience finale. Nous avons été battu.es, avocat.es, bâtonnier… Le jugement d’Ayşe Gökhan est illégal, le verdict est illégal… Elle a été accusée deux fois d’ “appartenance au PKK”, on peut dire que c’est une première dans l’histoire de la Turquie. Comment une personne peut être doublement membre d’une organisation ? Elle a été condamnée pour “propagande” pour un partage sur les réseaux sociaux, alors qu’il ne s’agissait pas d’un partage qu’elle a fait elle-même. Vous imaginez ? Vous partagez mes propos publiés dans un média, je partage cette publication, et je suis condamnée pour cela.
En 2014, 2015, avant qu’un mur ne soit construit sur la frontière avec la Syrie, il y a eu des protestations. A cette époque Ayşe Gökhan était la maire de Nusaybin, dans le district de Mardin (ndlr : à la frontière turco-syrienne). Elle avait participé à ces actions. Elle a été jugée et acquittée. Plus de 50 personnes ont été jugées dans ce dossier, et toutes acquittées. Le seul verdict que la cour d’appel a annulé, c’est celui de Ayşe Gökkan. Elle a été condamnée à près de 5 ans de prison. Cette procédure de jugement est illégale. De la collecte des preuve, à la façon de traiter le dossier, en passant par les discussions, tout est illégal. En fait, nous n’avons même pas pu argumenter, je peux dire cela. Il y a aussi, ce que nous, les avocat.es avons vécu dans les salles d’audience. Par exemple, il n’y a pas eu de défense. Parce que nous avons récusé les juges. En fait en Turquie il y a cette possibilité, lorsqu’on observe un parti pris, des liens familiaux, ou conflit d’intérêt, qui pose un soupçon sur l’indépendance des juges. Nous avons ce droit. Mais lorsqu’on applique cette possibilité, et ça me paraît toujours très comique, nous exprimons notre demande en face des juges : “Nous vous refusons”…
Vous pensez que l’État condamne les femmes à des peines plus lourdes ?
Notre sujet, ce ne sont pas les condamnations que ces femmes prennent. Ce dont on doit parler, c’est pourquoi ces femmes qui sont organisées, qui mènent une lutte de femmes, sont en prison ? Pourquoi ont-elles été jugées ? De fait on doit parler du statut constitutionnel des femmes. (En tant que femme) vous menez un combat politique, oui les hommes sont condamnés aussi, bien sûr, mais moi (femme) alors que je mène une lutte dans le même domaine que vous (homme), je suis condamnée à des peines bien plus importantes.
Nous pensons qu’il y a là un point à analyser. Le gouvernement AKP a très peur des femmes. Croyez-moi, les juges aussi… Autrement dit, cette mentalité patriarcale a très peur des femmes. La lutte des femmes est précieuse, parce qu’elle va au delà de la politique partisane. C’est à dire que par exemple lorsqu’il y a un féminicide, nous ne disons pas “regardons donc, elle est membre ou sympathisant de quel parti”. Une femme est tuée. La lutte des femmes est au-dessus de la politique. Nous défendons cela, et en cas de violences, jugements, nous nous efforçons d’être solidaires avec chaque femme.
Ils ont vraiment peur des femmes, alors lorsqu’ils condamnent, ils châtient avec plus de haine, de colère. Qu’est-ce que la femme pour ces gens ? C’est une gentille fillette, elle grandit, elle se marie, elle devient une bonne épouse, une bonne mère. Elle cuisine bien, elle prend bien soin de ses beaux parents, elle baisse la tête devant son mari, La femme «modèle» c’est celle-là. Elle n’a pas de capacités. Ne pense pas, n’agis pas. Tu dois être soit la fille de ton père, soit la femme d’un homme. Deux voies. Ils ne veulent pas d’une troisième voie. Et cette troisième voie étant la lutte, ils oppriment. Parce qu’ils sont conscients de nos victoires.
Par exemple avec notre lutte nous avons conquis le statut de “co-présidence”. Ça c’est une victoire des femmes. Nous avons beaucoup résisté contre le retrait de la convention d’Istanbul, et nous continuons encore. Les femmes élèvent haut la voix. Dans le domaine politique, nous sommes plus nombreuses, ça aussi c’est une réussite des femmes. Nous avons renversé leur mentalité machiste.
Le système de co-présidence est-il reconnu officiellement ?
Non, ce n’est pas officiel. C’est lié à l’acceptation. Souvenez-vous des procès du HDP, après l’affectation des administrateurs d’État dans mairies des villes kurdes gagnées par le HDP. Pour nous, c’est légitime, mais la co-présidence n’est pas une conquête officielle. Mais nous avons tout de même appris quelque chose à l’État. Lorsqu’ils parlent (ndlr : des élus, des responsables), ils disent co-président.e, la presse aussi. Durant les procès ils demandent “étiez-vous co-président.e ?”. Ainsi, il y a aussi bien une acceptation, qu’une négation d’officialisation, et une guerre ouverte contre ce système.
Mère Sakine. Zehra Doğan, Prison n°5, Editions Delcourt, p 40
Aujourd’hui, lorsque je parle avec les agents des forces de sécurité, ils m’appellent “co-présidente de l’ÖHD”. Mais ils le font avec une connotation négative. Ainsi ils acceptent que le titre de co-président.e existe dans la lutte organisée, la lutte du PKK, et dans la lutte des groupes d’extrême-gauche, et de là, ils alourdissent les peines, et ce, en général pour les femmes.
Même si le système de co-présidence n’est pas officiel, nous ferons tout notre possible pour ne pas le perdre. Pour le moment, que ce terme soit utilisé dans les rapports, dans la presse, nous suffit.
Justement, vous êtes co-présidente de l’Association des juristes pour la liberté (ÖHD). En quoi consiste votre travail ?
Nous nous appelions avant Özgürlükçü Hukukçular Derneği. Notre association a été fermée en 2015, avec un décret à valeur de loi (KHK). Après 2015 en Turquie, vous le savez, le pouvoir a exercé une répression intense envers l’opposition. Parallèlement aux arrestations, aux condamnations, plus de 1400 associations et organisations furent fermées. Et elles furent fermées, toutes, en étant criminalisées.
La commission de l’État d’exception (OHAL) existe toujours. Ils peuvent autoriser ou non notre réouverture. Mais aucune procédure n’a été ouverte en ce qui nous concerne, rien ne se passe. De 2015 à 2018 nous avons mené nos activités sous la forme de plateforme. Puis en novembre 2018 nous avons créé l’Association des juristes pour la liberté (ndlr : les deux structures ont les mêmes initiales, ÖHD). Actuellement nous avons 11 antennes, dont 6 dans les régions turques (Istanbul, Ankara, Izmir, Mersin, Adana, Batman, Diyarbakır, Van, Urfa, Hakkari, Bursa), et nous avons 8 ou 9 représentations (Mardin, Şırnak, et d’autres petites villes). En Turquie nous sommes plus de 1000. Pour un groupe qui agit spécifiquement dans le domaine du Droit, c’est un nombre important.
Nous travaillons sur les violations des droits en prisons. Nous agissons sur requête, mais tous les mois nos commissions visitent des prisons et établissent des rapports. Si la violation de droits constatée n’est pas rectifiée, nous partageons l’information avec le bureau du procureur, et nous entamons des procédures.
Nous travaillons aussi sur la langue. La langue kurde par exemple.
“Alors que vous franchissez la porte de la geôle, vous vous retournez et vous croisez le regard de ceux qui sont restés sur place. En un instant, vous vous sentez blessé, comme un oiseau dont l’aile est prise dans un fil barbelé. Pas totalement, libre, mais toujours prisonnier.
Finalement, qu’est-ce que la liberté au juste ?“
Zehra Doğan, 2021, Exposition individuelle Prison n°5
Pour la défense en kurde ?
Oui. En langue maternelle. Par exemple à Diyarbakır il y avait des enfants qui suivaient un enseignement en langue maternelle. Ces enfants, arrivés au niveau collège, avec le changement de politique de l’État, n’ont pas pu continuer. Nous avons des procédures administratives en cours, concernant leur avenir.
Nous travaillons sur le Kurde, mais nous avons d’autres camarades qui travaillent pour d’autres langues, c’est pour cela que nous parlons de l’enseignement en langue maternelle. A travers nos commissions linguistiques, nous sommes auprès de toutes les luttes concernant les langues maternelles.
Apres le processus de paix 1Début 2013 ouverture de négociations directes entre le gouvernement turc et le PKK pour trouver une solution politique à la question kurde; le processus échouera à l’été 2015 après l’attentat de Suruç commis par Daesh, puis l’exécution en représailles de deux policiers de la région soupçonnés d’aider les groupes djihadistes, dans les tribunaux, il était possible de faire sa défense en langue maternelle…
Oui. Actuellement nous continuons. Beaucoup de tribunaux n’acceptent pas mais nous faisons des défenses en langue maternelle. La loi dit ceci : la personne peut utiliser sa langue maternelle seulement en faisant sa déposition (devant le juge au tribunal) et au stade de la décision. C’est à dire, les première et dernière audiences. La langue maternelle n’est pas acceptée lors des autres audiences. Mais nous n’acceptons pas cela. Nous nous rendons aux audiences avec nos traducteurs. C’est une pratique très assise à Diyarbakır. Les juges acceptent la langue maternelle, avec des traducteurs assermentés. Mais les traducteurs ne sont pas rémunérés par l’État, c’est nous qui les payons. En fait ce sont des traducteurs de l’État mais c’est nous qui payons ces frais.
Comment cela s’est passé pour Ayşe Gökkan ?
Au début ils ont refusé. Mais nous avons insisté, et du fait qu’elle refuse de parler un seul mot en turc, ils ont été obligés d’accepter.
Puis-je vous raconter une anecdote comique à propos du procès d’Ayşe Gökkan ? Vous connaissez le signe de victoire (avec les doigts) ? C’est un signe mondialement connu… En Turquie on l’appelle signe de la victoire, signe de la paix. Ayşe Gökkan, lors de son audience, a fait ce geste vers le public. Comment cela a été inscrit dans le registre du procès : “Lorsque l”accusée Ayşe Gökkan, est entrée dans la salle, elle a fait au public présent, un signe qui réunissait son index et son majeur côte à côte.” Oui c’est incompréhensible. En vérité, pour ne pas y écrire “signe de victoire” ou “signe de la paix”, ils l’ont décrit ainsi…
On dirait qu’ils ne veulent pas utiliser certains mots…
Oui. Par exemple le mot “Kurdistan”. Ce n’est pas interdit officiellement, mais il est banni. “Isolement”… Si tu m’enfermes dans un lieu, et que tu m’empêches de voir des gens, je te dirais, “ben Loez, tu m’as mis en isolement là”… Mais ce mot est interdit ici. Par exemple lors d’une conférence de presse, dès que la police entend le mot “isolement”, elle essaie d’intervenir, d’arrêter la conférence.
“Torture”, “maltraitance”… Je ne peux pas prononcer la phrase “le bureau du procureur cautionne la torture et maltraitance, il ne se positionne pas contre”. Nous étions dans la préparation d’une action… Nous discutions avec la police, sur le parcours etc. Sais-tu, quel slogan ils voulaient interdire ? “Gouvernement démission”. Une personne qui en principe est un fonctionnaire public, peut se permettre de vouloir interdir un slogan qui concerne le gouvernement.
S’organiser (ndlr : politiquement) en Turquie est un processus compliqué. Les employé.es sont licencié.es, si les étudiant.es s’organisent, cela se reflète sur leur avenir, sur le métier qu’ils-elles feront plus tard. En Turquie, beaucoup de métiers liés à l’Etat. L’enseignement par exemple… On peut leur dire “vous étiez membre d’une association étudiante” et le regard posé sur la personne change.
De nombreux avocat.es sont jugé.es. Vous l’avez entendu sans doute… A vrai dire, quasiment 70% des avocat.es qui travaillent dans notre association, sont actuellement en procès. C’est assez énorme… Diyarbakır, c’est un peu différent. Vous y êtes criminalisé.e encore plus. Nos conférence de presse sont empêchées. Il y a une façon particulière d’interdire : vous êtes autorisé.e à faire des conférence de presse, mais sans public. Les avocat.es, les familles des prisonnier.es qui font des veilles peuvent y assister, mais personne d’autre… Nous leur demandons la base légale de cela ; elle est inexistante. C’est un délit d’agir ainsi, nous les en avons avertis d’innombrables fois. Il n’y a pas, là non plus, de procédure légale. En Turquie c’est l’impunité qui règne.
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