ENQUÊTE – Lancé en 1985, ce coupe-faim lancé par le laboratoire Servier, l’Isoméride, était le frère jumeau du Mediator : même toxicité, mêmes effets secondaires…
A bout de souffle, elle s’est éteinte le 5 décembre dernier, à l’âge de 73 ans. Trois semaines plus tôt, elle avait dû à nouveau se faire opérer du cœur. Mais face à des lésions irréversibles, la médecine était cette fois impuissante. La pianiste folle de tennis était déjà invalide à 80% en raison de la prise d’Isoméride, le frère jumeau du Mediator.
Catherine Kolozsvari est une victime emblématique de l’Isoméride. Au milieu des années 1980, elle a la trentaine quand son généraliste lui prescrit ce coupe-faim du laboratoire Servier pour perdre quelques kilos. Elle en prendra pendant deux ans et sera l’une des très rares à avoir le cran de poursuivre Servier et, ce faisant, de s’exposer à ses foudres. Au point que, fait rarissime, en décembre 2019, devant le tribunal correctionnel de Paris, Hervé Temime, avocat du laboratoire, lui demanda officiellement pardon au nom de son client pour tout ce qu’elle avait subi.
Catherine Kolozsvari venait de témoigner dans le cadre du procès Mediator, cette molécule quasi identique à l’Isoméride que son médecin lui a prescrite durant neuf ans après l’interdiction de cette dernière, pour un diabète débutant. Mêmes effets nocifs, notamment pour le cœur. À cause de son état de santé très dégradé, elle s’était exprimée en visio devant la cour. C’était tout juste trois ans avant sa mort. Que le combat avait été long!
En 2004, à titre individuel, Catherine Kolozsvari attaque Servier pour obtenir réparation des dommages causés par l’Isoméride. Une expertise est ordonnée et elle la vit comme «un véritable cauchemar », d’après son avocate Sylvie Topaloff. Entre-temps, elle est opérée à cœur ouvert et ses valves abîmées sont remplacées par des prothèses mécaniques. Le laboratoire ne recule devant rien, demande à assister à l’intervention mais le chirurgien refuse. « En revanche, le juge a accepté qu’un expert vienne récupérer les pièces anatomiques après l’opération; c’était d’une violence terrible», raconte le Dr Irène Frachon, pneumologue au CHU de Brest qui a bien connu celle qu’on appelait «Cathy».
Servier déploie les grands moyens pour faire face à la victime lors de son examen médical du 24 octobre 2004. Sont dépêchées cinq personnes : l’avocate de l’entreprise, celle de l’assurance, le numéro deux du groupe et bras droit de Jacques Servier, Christian Bazantay, ainsi que deux employés chargés de la sécurité médicamenteuse. « Ils lui tombent dessus et la traitent de menteuse : Mme Kolozsvari avait eu l’impression de passer devant un tribunal, déplore Sylvie Topaloff.
Au cours de cette expertise, elle leur a dit prendre, en plus, du Mediator. Et aucun chez Servier ne lui a conseillé d’arrêter ce médicament, c’est ahurissant! » Irène Frachon, qui a ferraillé pour obtenir le retrait du Mediator en 2009, ajoute : «Cathy a vécu ce moment comme un viol. Ayant été doublement intoxiquée par l’Isoméride et par le Mediator, cette femme symbolise pour moi l’essence même du crime de Servier. Quelques jours après cette expertise terrifiante, un expert judiciaire l’a appelée chez elle. Je n’ai pas le droit de vous contacter, lui a-t-il dit, mais, je vous en supplie, arrêtez définitivement le Mediator. »
Dérivé des amphétamines, l’Isoméride était l’un des médicaments vedettes de Servier. L’autorisation de mise sur le marché français avait été obtenue en 1985; la même année à l’Élysée, François Mitterrand faisait Jacques Servier commandeur de l’ordre national du Mérite. La pilule sera ensuite prescrite à plus de 7 millions de personnes en France. Aux États-Unis, elle est distribuée sous le nom plus explicite de Redux puisqu’elle réduit l’appétit.
En 1997, elle cesse d’être commercialisée en raison d’effets secondaires graves, notamment des valvulopathies cardiaques et une hypertension artérielle pulmonaire. Deux pathologies rares et particulièrement invalidantes. La première nécessite souvent une opération à cœur ouvert pour mettre en place des prothèses ; la seconde peut entraîner une greffe des poumons. Elles sont provoquées par la norfenfluramine, un métabolite commun à la dexfenfluramine (l’Isoméride), à la fenfluramine (le Ponderal et le Ponderax) et… au benfluorex, le fameux Mediator.
Même famille, même toxicité, mêmes effets secondaires ! Mais, à la différence de l’Isoméride retiré du marché, le Mediator continuera d’être commercialisé en France jusqu’en 2009. Vendu sur le papier comme un antidiabétique – et donc remboursé par la Sécurité sociale –, le second sera prescrit par de nombreux médecins comme coupe-faim en remplacement du premier.
Aux États-Unis, une « class action» retentissante est lancée contre le Redux, la plus grande de l’Histoire : 300 000 plaignants pour 13 milliards de dollars d’indemnisation. Et en France, pays du laboratoire ? Judiciairement, rien ou presque, à l’exception de la plainte déposée par Catherine Kolozsvari et une poignée d’autres. De notre côté de l’Atlantique, le scandale Isoméride n’éclate véritablement que le 28 mars 1998, quand « Le Parisien » consacre sa une au scoop du journaliste Éric Giacometti. Aujourd’hui scénariste – notamment de la bande dessinée «Largo Winch» –, ce dernier se souvient: « Il y avait déjà eu des articles sur le retrait du produit mais rien de comparable médiatiquement à ce qui s’est passé aux États-Unis. Puis, quand je sors un document interne à l’agence du médicament faisant état de 30 morts, l’affaire prend une autre tournure. L’information est reprise partout mais, rapidement, elle fait pschitt car, à l’époque, il n’y avait pas l’équivalent d’une Irène Frachon, à savoir un toubib emblématique et charismatique pour prendre le “lead” et mener le combat. Il n’y avait pas non plus de victimes attaquant Servier en masse. »
Plusieurs années avant Catherine Kolozsvari, une malade ose pourtant porter plainte contre Servier. Elle s’appelle Ana Paulos. Femme de ménage d’origine portugaise, elle aussi s’est vu prescrire par son médecin l’Isoméride pour perdre quelques kilos. Souffrant d’hypertension artérielle pulmonaire, elle subit une double greffe des poumons qui la laisse invalide. Éric Giacometti se souvient très bien d’elle: «Elle s’opposait à l’un des plus importants laboratoires français et ce courage silencieux m’avait profondément marqué. Elle était un roc, elle sortait de nulle part et elle les défiait. Elle me disait le faire pour elle et pour les autres, c’était son combat. Une vraie héroïne.»
Philippe Cariot, l’ancien avocat d’Ana Paulos aujourd’hui à la retraite, a la mémoire intacte : «Nous avions décidé ensemble de lancer une procédure au civil sans savoir qu’elle durerait dix ans ! Car Servier partait du principe qu’un malade mort coûte moins cher qu’un vivant. J’ai bataillé contre d’autres laboratoires mais n’ai jamais dû faire face à un mépris pareil. Nous avons gagné définitivement en 2006.» Aujourd’hui très malade, Ana Paulos ne souhaite plus s’exprimer sur cette affaire. Ainsi, faute de plaintes de victimes, faute de médecins fers de lance de leur lutte, le soufflé retombe. Il n’y aura jamais d’information judiciaire, autrement dit d’enquête pénale, ni de décompte des victimes françaises de l’Isoméride. Une BD tout juste publiée* établit le parallèle entre les deux médicaments de Servier. L’un des auteurs, Éric Giacometti, raconte: «L’Isoméride est un dérivé d’amphétamine délivrant le même poison que le Mediator.
Il y avait déjà eu l’Isoméride, mais avec le Mediator c’est la totale!
L’Espagne, qui avait fait, elle, le rapprochement, a interdit le second en 2003 à cause des alertes sur le premier. Il est impossible de mesurer l’ampleur du scandale du Mediator si l’on ne comprend pas celui de l’Isoméride, c’est pourquoi nous avons écrit cet album.» En première instance, l’Agence du médicament a été condamnée en mars 2021 pour avoir « failli dans [son] rôle de police sanitaire et de gendarme du médicament» pour le Mediator. Elle n’a pas fait appel. Au procès qui s’est ouvert le 9 janvier et qui va durer jusqu’en juin, Servier comparaît donc seul. Interrogée sur des points précis soulevés dans cet article, la firme refuse de s’exprimer: «Vous comprendrez que par respect de l’institution judiciaire et de toutes les parties, en particulier des parties civiles, et afin que la justice puisse se rendre sereinement, les laboratoires Servier réservent leurs réponses aux débats qui se tiennent devant la cour d’appel.»
Philippe Dolveck, le fils de Cathy Kolozsvari, suivra les débats au tribunal: «Plutôt deux fois qu’une, car l’histoire de ma mère est celle d’une aberration sanitaire. Il y avait déjà eu l’Isoméride, mais avec le Mediator c’est la totale! Je ne comprends pas qu’une entreprise pharmaceutique censée prendre soin de notre santé puisse encore avoir tranquillement pignon sur rue. Quand un médecin fait une faute délibérée, on peut saisir le conseil de l’ordre et il peut être radié ; pourquoi n’est-ce pas possible pour une entreprise?» Son avocate, Sylvie Topaloff, ajoute: «Nous sommes face à des gens qui ont volontairement dissimulé la nature et donc les dangers d’une molécule. Or, en cachant le caractère anorexigène du Mediator et en le faisant passer pour un antidiabétique, ils ont caché les risques qu’il faisait courir aux patients.» De son côté, Servier a toujours farouchement nié le lien entre les deux molécules.
Les laboratoires Servier sont des récidivistes
Pascale Saroléa est morte, prématurément, à 51 ans, le 8 mars 2004. Féministe engagée, fan de Patti Smith, cette professeure devenue inspectrice de l’Éducation nationale avait deux passions: ses enfants et redonner confiance aux élèves en échec scolaire. Au début des années 1990, l’Isoméride lui est prescrit par un gynécologue pour maigrir et faire baisser son cholestérol.
En 2003, six ans après l’arrêt de la commercialisation du produit, elle se rend chez le cardiologue en raison d’un essoufflement à l’effort. Il lui découvre une double valvulopathie et s’interroge, à la fin de son compte rendu : « Retentissement Isoméride ? » Or, à cette date, la jeune femme a remplacé le coupe-faim par du Mediator. Pour Lisa Boussinot, la fille de Pascale devenue avocate, le médecin avait bien conscience des dangers de l’Isoméride mais il ne devait pas connaître les liens entre les deux molécules, sinon il lui aurait fait arrêter le Mediator. «Les laboratoires Servier sont, selon elle, des récidivistes, ils ont pleinement conscience des risques pour l’un et, sciemment, ils laissent l’autre continuer sa route pour des raisons financières au lieu d’arrêter de les vendre, tous les deux, la même année. J’ai envie de hurler, car s’ils avaient dit que le Mediator était la même chose que l’Isoméride, ma mère ne serait pas morte l’année de mes 20 ans. »
Olivier Cabon est lui aussi avocat. Lui aussi a perdu sa mère trop tôt à cause de Servier. Et lui aussi a la rage au cœur. Pour 3 kilos de trop, Nicole, une Bretonne «toujours très sapée», une dame cathé, conseillère municipale mariée à un militaire, a pris de l’Isoméride sur les conseils de son généraliste. Au milieu des années 1990, elle tombe gravement malade: hypertension artérielle pulmonaire. À l’hôpital Béclère à Clamart, qui a joué un rôle essentiel dans la mise au jour des effets délétères de l’Isoméride, on lui donne «entre cinq mois et six ans d’espérance de vie», se souvient son fils. Elle a le temps de créer en 1996 une association, HTAP France, avec son médecin, le Dr François Brenot. «Il lui avait proposé de l’accompagner à un congrès à Atlanta pour attirer l’attention des praticiens américains sur les dangers de l’Isoméride. Mais Brenot est décédé d’une crise cardiaque au cours du voyage, ce qui a été très dur pour ma mère», soupire Olivier Cabon.
À l’époque, la famille hésite à poursuivre Servier mais y renonce en raison du peu de temps qu’il reste à vivre à Nicole. Elle meurt en 2001 à Béclère, à 64 ans. Un an avant le procès d’Ana Paulos contre Servier. Le fils de Nicole sera cité comme témoin dans le procès en appel du Mediator pour parler de l’Isoméride.
Les dysfonctionnements de la justice pour l’Isoméride ont participé au maintien du Mediator
Aurait-on évité le drame du Mediator si la France avait pénalement jugé l’affaire de l’Isoméride? L’avocat Charles Joseph-Oudin, qui représente 1200 parties civiles pour le procès en appel du Mediator, acquiesce : «Le système judiciaire français est bâti pour générer un minimum de procédures, et, comme les délais sont insupportables pour des indemnisations très faibles, personne n’a envie d’y aller. C’est exactement ce qui s’est passé avec l’Isoméride. Il devrait y avoir beaucoup plus de dossiers, or il n’y en a que quelques-uns.»
La conséquence de ces absences de procédures est majeure: «Les dysfonctionnements de la justice pour l’Isoméride ont participé au maintien du Mediator sur le marché. Car, si le labo avait eu peur de contentieux et de condamnations financières considérables, il l’aurait retiré.» Entre l’arrêt de la commercialisation de l’Isoméride et de celle du Mediator: douze ans. Soit douze années de perdues. Et combien de victimes? «S’il avait été interdit en même temps que son cousin germain l’Isoméride, des milliers de malades auraient été épargnés», se désole Irène Frachon.