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Signé par Tamara Altéresco
Il n’y pas que les oligarques qui profitent de la clémence des lois émiraties. En temps de crise, Dubaï est devenu un refuge pour des dizaines de milliers de professionnels et d’entrepreneurs qui ont fui la Russie.
DUBAÏ, Émirats arabes unis – On dirait une scène de film, mais ce n’est pas nécessairement le scénario que Konstantin Bochkarev avait imaginé pour lui et sa jeune famille.
Nous le suivons dans le désert, où il roule, la musique à fond, au volant de sa BMW décapotable avec sa femme et leur petite fille de deux ans. Il s'arrête devant une dune et la grimpe en courant juste à temps pour voir le soleil se coucher et fondre dans le paysage. C’est spectaculaire
, dit Konstantin.
« Imaginez avec une chaîne audio, une tente et les étoiles, ça sera comme dans les contes des mille et une nuits. »
Le jeune père de famille fait dans le divertissement et organise des spectacles de musique et des soirées dansantes.
Il y a quelques semaines, il a fait venir un des plus grands DJ de Russie pour accueillir le Nouvel An. Ce soir, il est venu dans le désert à 30 kilomètres du centre-ville de Dubaï à la recherche d’un site idyllique pour son prochain événement.
Il a l’air dans son élément avec son teint doré et son cafetan noir, mais ce n’est qu’un déguisement.
À Moscou, Konstantin Bochkarev était un avocat respecté en droit international. La mobilisation des hommes au printemps dernier l’a convaincu de partir. Il a dû se réinventer rapidement et dit qu’il ne regrette rien, ne serait-ce que la guerre violente et insensée
que son pays mène contre l’Ukraine depuis bientôt un an.
« Je ne savais plus quoi faire. On ne peut pas changer le système, on ne peut malheureusement pas arrêter la guerre, on peut faire une seule chose et c’est prendre la fuite. »
Konstantin aurait préféré s'installer dans l’ouest avec sa famille, mais il affirme que l'Europe a refusé de leur fournir des visas à long terme.
Si le passeport russe est devenu toxique dans la grande majorité des pays européens, les Émirats arabes, eux, accueillent les Russes à bras ouverts. Si bien qu’on l’a rebaptisé Dubaisk
, illustre Konstantin.
« Je ne peux pas y pratiquer le droit ici, mais sinon c'est facile de s'installer, d'ouvrir un compte de banque, d'enregistrer une entreprise et d’obtenir le visa de résidents, il y a des Russes partout. »
Konstantin doit d'ailleurs nous quitter parce qu'il a rendez-vous en ville à 19 h pour signer un bail d’un an d'un appartement de luxe. C’est décidé! L'avenir est ici pour les prochaines années
, dit-il. Il disparaît en sillonnant la route d'asphalte, à moitié couverte de sable.
C'est l’exil doré.
Dubaï en temps de crise majeure est devenu un symbole d’occasion malgré le choc culturel.
C’est au son de l'appel à la prière qui résonne dans toute la marina de Dubaï qu’Alyona Dinko se réveille tous les matins. Elle l'écoute du balcon de son appartement situé au 20e étage, qui offre une vue spectaculaire de la marina et ses bateaux.Tous les matins, je me dis que je suis bien à Dubaï
, explique Alyona, mais elle a du mal à se convaincre.
« La vérité, c’est qu'il ne reste plus beaucoup de pays dans le monde qui nous permettent d’ouvrir un compte en banque et une entité administrative pour faire des transactions, si on est un citoyen russe. »
Alyona est une consultante internationale, diplômée de Harvard, qui avait des contrats en Suisse, à Londres et aux États-Unis. Elle dit que tous ses clients l’ont larguée en février dernier, dès les premières bombes.On m’a expliqué que je suis trop russe pour donner des services, puis il y a des clients qui ne répondent même plus à mes courriels
, explique la jeune femme qui se remet d’une dépression.
« J’ai sombré dans la dépression, j’avais le sentiment que la seule façon de me sauver de cette situation était de sauter par la fenêtre. J'étais surtout furieuse parce que je faisais partie de la société libérale en Russie et je n’avais plus ma place, plus de raison d'être. »
Bien qu’elle ne soit ni oligarque ni mêlée aux sociétés proches du pouvoir, les sanctions imposées aux banques russes lui ont coupé l’herbe sous les pieds.
Alyona s’est installée à Dubaï et vient d'y fonder une entreprise qui recrute des ingénieurs informatiques russes pour le Moyen-Orient.
Plutôt que Genève ou Zurich, c'est avec des pays comme l'Arabie saoudite qu’elle développe le marché. Il y a un exode de jeunes cerveaux russes, selon elle, et ça ne fait que commencer.
De plus en plus d’entreprises russes se réimplantent à Dubaï, où les banques servent de courroie ou d'intermédiaire pour transférer de l'argent de la Russie vers l'Europe et les États-Unis.
La décision des Émirats arabes unis de rester neutres
et de ne pas se joindre aux concerts de sanctions contre la Russie est payante, mais lui a aussi valu son lot de critiques.
Au mois de mai, le Groupe d'action financière (GAFI), l'organisme international qui lutte contre le blanchiment de capitaux, a placé les Émirats arabes unis sur la liste grise des pays à surveiller, au même titre que le Yémen et la Syrie.
Car c’est ici que les amis du pouvoir et Vladimir Poutine ont transféré leur fortune et leurs yachts durant les mois qui ont suivi le déclenchement de la guerre.
Le marché immobilier a aussi franchi un record de vente historique en 2022, avec des transactions de plus de 528 milliards de dirhams, soit l'équivalent de 191 milliards de dollars canadiens, et c'est en grande partie grâce aux Russes qui arrivent pour sécuriser leur argent.Le marché est en pleine croissance, c’est complètement fou
, raconte Hassan, un jeune commis que nous avons rencontré devant un des nombreux kiosques de vente de copropriétés à la marina de Dubaï où la majorité des Russes achètent ou louent des appartements.La plupart de nos investisseurs sont des Russes qui profitent de la clémence des lois émiraties
, explique Hassan. Car à Dubaï, la source de financement n’a pas une grande importance, concède Hassan. On accepte toutes les devises, en commençant par la cryptomonnaie.
Mais les oligarques ne représentent qu’une toute petite minorité des exilés russes aux Émirats arabes unis, explique Vladimir Baighildin. Et personnellement, je ne fais pas affaire avec eux, parce qu'ils ont tout ce qu’il leur faut. Je travaille plutôt avec ceux qui veulent devenir des oligarques
, dit-il à la blague.
Vladimir est un agent immobilier russe qui a quitté Moscou dès que la guerre a commencé et a décidé de rester après l’annonce de la mobilisation de 300 000 hommes en Russie.
« Parce qu'à Moscou, les affaires ont ralenti. Le marché est endormi. Tous mes clients ont eu peur et ils sont venus ici. Dubaï est un pays ami, qui n’est pas contre la Russie. Ici on se lève avec le soleil, avec les oiseaux qui chantent, et on va travailler. »
Il n’a jamais été aussi occupé de sa vie.
Entre deux ventes, Vladimir nous fait visiter les Dubaï Heights, un autre quartier prisé par les jeunes familles russes en quête de stabilité. C’est sans compter que tout achat de 250 000 $ leur garantit un visa de résidence pour trois ans.
Vivre dans cette ville leur permet aussi de faire l'aller-retour entre Dubaï et la Russie, bien que le billet d'avion coûte désormais plus de 5000 $. Le transporteur maintient des liaisons quotidiennes directes avec Moscou.
Mais Andrei Ryan, un Russo-Canadien, et sa femme Mila n’ont pas l’intention d’y retourner de si tôt. Comme détenteur de la citoyenneté canadienne, Andrei ne risquait pas d'être mobilisé et Mila aurait très bien pu rester en Russie aussi, puisqu'elle travaillait pour L'Oréal Paris, dont l'usine située en banlieue de la capitale poursuit ses activités.Mais vivre à Moscou, c'est vivre en isolement
, dit Mila. Bien que son pays lui manque, le climat politique et la guerre sont insoutenables
.
Andrei explique que Dubaï était le lieu idéal pour le jeune couple, qui rêve de fonder une famille. Il doit se refaire une santé financière, puisqu'il n'a plus accès à une bonne partie de ses économies investies en Europe par le biais d’une banque russe.
Entre-temps, il travaille pour une entreprise émergente basée à Londres, et vivre à Dubaï lui permet de gérer la division russe de la compagnie sans problème. Quand on lui demande s’il se sent coupable de contribuer à l'économie russe tout en dénonçant la machine de guerre, il répond : Non
sur-le-champ.
« Je me sens coupable de ne pas avoir manifesté quand c'était encore possible de le faire. […] Mon obligation morale aujourd'hui, c’est d'assurer le bien-être de mes employés en Russie, dont aucun n'est ami du pouvoir. Et Dubaï est idéal à cet égard, car il n’a aucune tolérance pour la discrimination, qu’elle soit dirigiste à l’endroit des Russes ou des Ukrainiens à l'égard des Russes ou n’importe quel autre peuple. »Ce n’est pas du déni ni de l'indifférence de notre part
, assure Olesya Sabra, en ajoutant : La honte nous suit partout et constamment
.
« C’est très facile de nous juger, mais vous savez quand vous voyez une personne heureuse, dites-vous qu’elle est heureuse non pas à cause, mais en dépit de la guerre. »
Olesya est une jeune Russe que nous avons rencontrée à la marina de Dubaï où elle donne des cours d’anglais à de jeunes compatriotes en exil qui doivent s'adapter rapidement à la langue des affaires.
Plus de 350 000 Russes ont quitté la Russie depuis le 24 février 2022. Dubaï ne publie pas le pourcentage d’étrangers par nationalité établis sur son territoire. Mais ils seraient des dizaines de milliers, selon Olesya.
« Nous sommes tous en quête d’une meilleure vie. Nous ne sommes plus en Russie, nous nous opposons à la guerre : pourquoi devrions-nous en subir les conséquences? Il faut nous voir comme une nouvelle génération de Russes, qui veulent la paix, qui veulent développer leur carrière et vivre libres. »
Et cette liberté, Dubaï malgré tous ses paradoxes le leur offre sur un plateau d'argent.